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D'étranges rêveries : Ses mots
1 juillet 2005

Prague

prague_1

« De Prague, au fond, je n'ai qu'une impression. On ne peut pas dire que je l'ai écumée. Ou que j'en ai "fait" toutes les églises et tous les musées; J'ai déambulé. Je me suis laissée porter au fil des rues, avec le sentiment d'être choisie par les lieux où je m'arrêtais. Cette ville, on ne la force pas, c'est elle qui vous prend. Voilà peut être sa beauté, son mystère. On croit y avoir vécu quand on n'y fait que passer. Je l'ai découverte en 1993, lorsque je finissais de Giorgino. Avant, nous étions restés longtemps dans la campagne tchécoslovaque. C'était l'hiver, un hiver de plaine immense et de neige qui crisse sous les pas. Un hiver comme je les aime, froid, dense. Je ne suis pas née au Canada pour rien ! Et puis, en avril, nous sommes venus terminer le film en studio, à Prague. Il y a, à la périphérie immédiate de la ville, un centre cinématographique très important : Barandov. Un endroit curieux, une sorte de petite, cité aux frontières de la grande, vouée toute entière au cinéma. Le quartier en lui-même n'a rien de très séduisant : une énorme concentration de bâtiments fonctionnels qui ressemblent à des villas. Mais l'histoire en son nom, en revanche me plaît beaucoup. Il le doit à un savant français du XIXème siècle, Joachim Barrande, un paléontologue qui a consacré sa vie à l'étude des fossiles. La colline de calcaire sur laquelle s'élève aujourd'hui les studios en était pleine. Il l'a exploré de fond en comble et, en souvenir de ses recherches, on a baptisé le site Barandov. C’est là pendant presque deux mois que j'ai passée mes journées. Mais, le soir et le week-end, retour au coeur de Prague. Il n'y avait pas de rupture : l'atmosphère de la ville prolongeait celle du film.

L'un et l'autre inspiraient la même nostalgie poétique. Ils me semblaient habités des mêmes anges et des mêmes démons. Le pont Charles reliait les deux rives de ma vie là-bas, comme il relie depuis des siècles Màla Strana - le Petit Côté- à la vieille ville. 

Il a tout de suite pris beaucoup d'importance pour moi. La beauté de ses perspectives et ses étonnantes statues de saints en fait le monument le plus fréquenté de Prague. Mais curieusement, on peut entretenir une relation d'intimité avec lui. Malgré la foule des promeneurs et des marchands de souvenirs. Je m'y posais souvent, comme sur un fil, pour rêver. On s'y sent flotter entre deux mondes Il est comme un point d'équilibre fragile et précieux entre la terre et l'eau, le sacré et le profane, l'ombre et la lumière. J’avais l'impression que toute la magie de Prague venait se concentrer, se condenser là. Et cette présente de l'eau... Douce, sensuelle, le symbole même de la vie.

Je revenais presque chaque fois sur les quais. J'avais même fini par instaurer une sorte de rituel autour du fleuve... La Vltava, la Moldau, ces deux noms sont si beaux ... Je descendais sur l'île Kampa, isolée du reste de Malà Strana par la Certovka - la rivière du diable !

Ses vieilles maisons et son parc immense donne à la moindre balade un air de pèlerinage romantique. On comprend que cette île soit devenue le refuge des amoureux.

On y éprouve un sentiment de paix mélancolique. On entend le clapotis de l'eau, le bruissement des feuilles. Des sons fluides, des froissements légers qui restent pour moi les bruits de Prague. J'avais pris l'habitude d'aller m'installer au café Lavka, sur l'autre rive, au pied du pont Charles. J’y passais des heures, au ras de l'eau, à regarder voguer les cygnes et changer la lumière. A mesure que le soir tombe, tout se métamorphose. Mon café se faisait boîte de nuit, et les abords de la rivière s'embrumaient, se diluaient.

C'est le moment où l'on perçoit le mieux la complexité et l'intensité de la ville. On s'attend à voir passer des fantômes sans tête, on sent que les légendes se mettent à vivre, et, en même temps, les gens dans les cafés et les bars à bière se retrouvent et discutent avec une vitalité et une chaleur incroyable. Au Lavka, on exposait les jeunes artistes. Partout, c'était une explosion spontanée de musique, de peinture, de mots. Cette envie de rattraper la liberté perdue était presque palpable. Il faut croire à la justice poétique puisque ce peuple passionné d'art s'est libéré par "une révolution de velours" et s'est donné un président écrivain, Vaclav Havel. Dans la vie de tous les jours en revanche, les Tchèques avaient encore du mal à s'affranchir des contraintes. Au restaurant, par exemple, j'ai eut souvent l'impression que nos demandes, comme vouloir un autre couteau ou faire ajouter une assiette, paraissaient "hors normes". Ils n'étaient pas à l'aise devant ces imprévus. De toute façon, c'est à nous de ne pas choquer.

J'ai des souvenirs heureux des contacts avec les Tchèques. J'habitais à l'hôtel Panorama, dont il n'y a pas grande chose à dire. Rien à voir avec le célèbre Europa, ce temple de l'art nouveau , couronné de nymphes dorées, que l'on peut admirer Place Vencelas. Ma chambre était rudimentaire, mais quelle importance ? J'ai du mal à m'installer quelque part. je me pose, j'aménage, mais une partie de moi n'y ai pas et une partie de la maison ou de la pièce ne se terminera jamais. Pourtant, j'étais chez moi au Panorama - enfin, autant que je peux l'être -, grâce aux merveilleuses dames qui s'étaient mises à veiller sur moi. Elles étaient trois, s'occupaient du ménage et du service de l'étage, et sont très vite devenues mes mères et grand-mères de substitution.

Ne parlant pas du tout la même langue, nous communiquions par regards et par gestes mais nous arrivions à nous "dire" avec beaucoup de force notre tendresse et notre respect. Elles m'ont offert des "Kraslice", de beaux oeufs de Pâques de toutes les couleurs quelles avaient décorées elles-mêmes. la plus douce m'a brodé un napperon et envoyé des cartes postales longtemps après mon départ. Ce qu'elles étaient belles toutes les trois ! Les gens sont beaux à Prague, surtout les femmes, avec leurs pommettes, leurs yeux clairs, cette allure à la fois robuste et gracieuse qui me touche tant.

C'est vrai qu'après cela je trouvais plus difficile de rejoindre la cohorte anonyme et bruyante des touristes. Avec les gens comme avec les lieux, j'ai besoin d'une relation à part. Je n'ai pas ressenti d'émotion place de la Vieille ville. Il y avait trop de monde, nous regardions tous les mêmes choses au même moment. J’ai été impressionnée par la beauté de ces maisons très colorées dont les styles - gothique, baroque, rococo,- ne se heurtent jamais, mais se fondent, s'harmonisent. J'ai suivi, fascinée, le manège de la mort et le défilé des apôtres à l'horloge de l'Hôtel de ville. J'ai admirée les flèches de Notre-dame-de-Tyn dans le ciel. Mais je n'ai éprouvé à tout cela qu'un plaisir extérieur, une satisfaction de curiosité un peu triviale. L'émotion est revenue, profonde, lorsque j'ai découvert les lieux où avait vécu, étudié KafKa. 

La maison "A la minute", le palais Golzkinsky, le carolinum... L'écrivain a passé presque toute sa vie dans ce périmètre restreint de la Vieille Ville. J'aime ses livres, son implacable exploration des profondeurs. Chaque fois que je m'enfonçais dans une ruelle, j'avais l'impression qu'il était là, présence opaque et fraternelle.

Autant la place m'a peu touchée, autant je me suis enfouie avec bonheur dans le labyrinthe de petites rues qui l'entourent. On va au hasard et, tout de suite, on partage un secret avec elles. On y trouve des étals, des échoppes, c'est là que j'ai acheté des "souvenirs" que j'ai rapportés. Drôles de souvenirs ! De vieux moulins à café, bien usagés, avec une poignée à moudre et un petit tiroir, dont je me sers vraiment. Des rasoirs de barbiers anciens, à manche à bois et aigué. Eux aussi sont des objets familiers, on voit bien qu'ils ont longtemps vécu dans des boutiques ou dans des foyers, mais ils gardent leur caractère inquiétant. Je rêve souvent de rasoirs dans mes cauchemars, il y a toujours quelque chose de tranchant et de tranché. Est-ce que j'ai cherché à exorciser cette hantise en achetant des "coupe-chou" ? J'ai rapporté aussi des marionnettes en bois. On en trouve beaucoup à Prague. Je suis très sensible à cette qualité de travail manuel. Et j'aime jouer avec l'idée que que ces petits personnages gracieux et inoffensifs vont s'animer d'une vie propre. Si l'on y pense, leur présence, brusquement, devient troublante, vaguement menaçante. A errer sans plan dans ces rues, il m'est arrivé de me perdre. Mais jamais pour rien. J'ai été conduite là ou je devais aller. C’est comme ça que j'ai découvert Josefov, le quartier juif de la ville. Quand j'ai vu le vieux cimetière, j'ai été submergé d'émotion. la rencontre la plus forte, la plus importante de mon séjour. J’aurais voulu être juive, je me sens juive. J’ai l'impression de partager cette douleur de l'arrachement, ce long chagrin des racines coupées. Mais aussi, ce besoin du lien, de la transmission. Devant ces tombes superposées et ces stèles si serrées, j'ai pensé à l'écrivain Primo Levi. Bien que l'endroit date du XVème siècle, les images de la guerre et des camps vous arrivent tout de suite. On devrait donner à lire Si j'étais un homme à tous les adolescents. Pour qu'ils comprennent en mêmes temps ce que sont le Mal et l'Humain. Je le considère comme un chef-d’œuvre irremplaçable. Ensuite seulement, j'ai ressenti de la douleur à être là, dans ce lieu si beau, presque un jardin minéral. Pour moi, les cimetières ne sont pas des endroits tristes, tragiques, parfois, mais pas sinistres. J’ai retrouvée des lettres que j'avais écrites, enfant, à ma grand-mère, dans toutes je lui disais : si tu veux, dimanche, je t'accompagnerai au cimetière..." je l'envisageais sans angoisse, comme un cadeau à lit faire, une belle chose à partager. A Prague, j'ai aimé cette jonchée de pierres, vivantes et meurtries, et cette floraison de petits cailloux sur les tombes. Celle du philosophe érudit Rabbi Löw, soupçonné d'avoir donné vie au Golem, est toujours vénérée. Près de quatre cents ans après sa mort. Quelle fidélité et quelle foi parfaite !

Cette visite du quartier juif a ouvert comme une brèche en moi. Quelques jours plus tard, comme je repartais sur les traces de Kafka, de l'autre coté de la rivière, à la recherche de la Ruelle d'Or où il vécut quelques mois, je suis "tombée" sur la basilique Saint-georges. C'est une église romane étonnante, à la façade baroque ajoutée, mais à l'intérieur pur et austère. D'habitude, je serais entrée juste pour regarder. J’aime bien visiter les églises, mais je ne m’y attarde pas, là je me suis assise et je suis restée un long moment. Plus tard, j'ai compris que Prague tout entière appelait le recueillement. C'est un lieu "chargé" de souffrance et d'espoir, de douceur et de combat, de courage et de poésie. Finalement, avec les villes comme les êtres, on en communique vraiment que par des blessures et par des rêves. »

1996

Objectif Femme

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